Les derniers événements provoquent le débat et parfois ces exemples peuvent paraître quelque peu éloignés des préoccupations quotidiennes de la plupart des entreprises ((Madoff, Cosmo, et autres escroqueries). Mais prenons un exemple : Paul, dirigeant d’une PME de 50 salariés, prépare la réponse à un appel d’offres. Le responsable de l’entreprise ou de l’organisme qui a lancé l’appel d’offres fait comprendre à Paul qu’il n’est pas allé en vacances depuis longtemps et qu’il pourrait sûrement l’aider à obtenir le marché en échange d’une quinzaine de jours aux Maldives avec femme et enfants, vacances qu’il aura bien méritées. Au début de l’année, Paul a vu s’envoler deux contrats, presque signés, et il sait que s’il ne gagne pas cet appel d’offres, il se verra obligé de licencier 1/3 de son personnel. Que va faire Paul ?
On voit là que la question de l’éthique est complexe et ne se résout pas dans un simple conflit entre le bien et le mal, l’honnêteté et l’escroquerie, le moral et l’immoral.
La question de l’éthique est vieille comme le monde. Elle implique un processus de réflexion face à une situation qui nous place devant un dilemme, un dilemme où des valeurs qui nous importent sont en conflit. L’éthique implique donc le choix. Mais un choix particulier car ce choix ne peut se faire sans la prise en compte de l’autre. Si ce n’était le cas, il suffirait de choisir entre deux préférences sans conséquence pour personne sauf soi-même. Or, on se rend bien compte que l’éthique prend forme par la présence et la reconnaissance de l’existence d’autrui.
Afin de faire ce choix, l’éthique impose « de comprendre ce qui est en cause, en ce sens, elle relève d’une recherche de l’objectivité » nous signale Monique Canto-Sperber, philosophe française, spécialiste de philosophie morale et politique.
Comme on le sait tous, cette recherche d’objectivité peut être facilement entravée. Pour reprendre les propos d’ Allen Leblanc, chercheur rattaché à la Chaire d’Ethique Appliquée à l’Université de Sherbrooke (Quebec), « loin de moi est l’idée de nier la place qu’occupe la raison dans les affaires de la vie humaine, bien au contraire. Toutefois, je me demandais comment il était possible que les discours prétendant à une sorte de transparence de la connaissance et de l’agir (…) arrivent encore aujourd’hui à afficher une telle assurance, à esquiver si facilement la part la plus obscure de l’être humain, l’opacité de ses désirs les plus profonds (…) qui aspirent à le dominer, les pulsions irrationnelles qui agissent en deça-et au delà- de la raison. »
Comme tous les êtres vivants, l’être humain se trouve inséré, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non, dans un triple réseau de relations : relation à l’environnement, relation aux autres, relation à soi-même. Et hélas, tout semble confirmer ce que Scheler, Plessner et Gehlen, anthroplogues, disent de l’homme quand ils le présentent comme un «animal raté», c’est-à-dire présentant de graves déficits en matière d’instincts sociaux et relationnels, déficits se traduisant par des dysfonctionnements dans les trois types de relation dont nous venons de parler.
Pour parler d’éthique, nous pouvons donc revenir au « Connais-toi toi-même » de Socrate, qui je le rappelle, n’est pas une maxime invitant à l’introspection ou à l’analyse psychologique, mais une invitation à se connaître en tant qu’esprit qui est l’essence de l’homme même. Socrate est le premier philosophe grec a identifié la transcendance de la conscience singulière par rapport aux valeurs établies. Jusqu’à sa mort, Socrate a voulu montrer que par delà l’intériorisation des conventions sociales, l’homme peut avoir accès, au plus profond de lui, à ce qui fonde l’exigence des lois. Lama Jigmé Rinpoché, n’est ce pas là aussi ce qui fonde les valeurs enseignées par le bouddhisme ?
Mais le fait-il ?
Cette question nous amène à un autre niveau de questionnement caractéristique de l’humain: celui du sens de la vie. Paul Ricoeur, philosophe de notre temps, a parlé de la perte de sens, ou de « l’insignifiance » du travail, du loisir ou du plaisir : nous n’avons jamais eu autant de puissance technique entre les mains, mais nous n’avons plus de grands projets personnels, sociaux ou politiques qui peuvent mobiliser une existence humaine. Aujourd’hui donc, nos actions quel que soit le domaine, nécessitent une réflexion sur les valeurs qu’elles déploient.
Pourquoi ces questions sont-elles si importantes ?
Regardons quelques instants le changement de paradigme éthique depuis plusieurs siècles : au Moyen-age et jusqu’à la modernité, nous avons connu plusieurs types de morales :
- des morales de la recherche du bonheur ou du salut : comment vivre bien pour vivre heureux ?
- des morales du devoir : que faut-il faire pour bien vivre ensemble dans une société plurielle ?
- ou des morales de l’utilité : quel comportement peut servir au mieux l’intérêt humain ?
Notre société contemporaine élabore désormais des morales de la responsabilité : quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? comment faire pour ne pas nous auto-détruire ?
Et c’est bien de responsabilité dont il s’agit aussi dans le monde économique. Et, plus est, de responsabilité dans une société complexe. Il est essentiel d’intégrer cette dimension à la réflexion : l’oubli ou le refus de la complexité conduit au mieux à des solutions inadéquates et au pire aux fanatismes de toutes sortes. L’acceptation de la complexité permet d’articuler l’efficacité et des valeurs éthiques, sous peine de dériver vers le cynisme, l’idéologie ou la violence.
Cette articulation est nécessaire mais elle ne va pas de soi : depuis la modernité, nous sommes dans une société de la « délibération » où décisions et valeurs sont avant tout discutées donc discutables. C’est bien ce qu’on va faire ce soir, et cela fait partie du jeu que d’avoir à justifier ses décisions.
Donc ce soir, nous allons parler d’économie mais aussi de valeurs et d’efficacité. En matière d’économie aussi, il semblerait que ces trois notions soient étrangement liées. « Moi, je suis convaincu que si on gère une entreprise dans la durée (…), il y a une convergence entre éthique et efficacité » confie Louis Schweitzer, Président du conseil d’administration de Renault jusqu’en 2005, actuellement président de la Halde, la Haute autorité française de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, « Si vous roulez les clients, vous les perdez, si vous traitez les salariés comme des objets jetables, ils seront moins motivés. Les effets peuvent se révéler désastreux à moyen terme pour la valeur de l’entreprise. Sur le court terme, vous pouvez cacher l’éthique sous la couverture… en revanche, sur le long terme l’éthique est la condition de l’efficacité. Le problème c’est qu’aujourd’hui, c’est le court terme qui domine ».
Je vous invite donc à rejoindre nos invités afin de partager leur point de vue. Issus d’univers très différents, le regard qu’ils portent sur ces questions sont autant de petites lanternes permettant à chacun de baliser un chemin. Il est difficile car issu d’une réflexion aussi lucide que possible et d’une prise de risque qui crée du sens dans les réseaux relationnels qui construisent ou déconstruisent l’humain. Dans notre société actuelle, c’est un peu un défi… mais votre présence prouve que nous sommes nombreux à vouloir le relever. Rassurant non?